Retour sur la résidence de Michka Melo

À l’occasion de la première partie de sa résidence au Silo en mars, Michka Melo a pu commencer à dessiner les contours de son projet, dont voici un avant-goût…

Voies Citoyennes de Sortie de l’Anthropocène
L’autonomie en marche

 

Notre époque se caractérise par le fait que l’être humain a acquis une puissance d’influence géologique sur le fonctionnement de la Biosphère, notamment sur la façon dont la matière circule à l’échelle planétaire. Les activités humaines perturbent les cycles biogéophysiques de la planète.

Le changement climatique en est l’exemple le plus marquant. Le transfert massif de carbone des réservoirs fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) et biologiques (bois) vers l’atmosphère (dioxyde de carbone) induit un réchauffement des températures moyennes terrestres. Ce changement de température change drastiquement la façon dont les masses d’air se comportent à l’échelle locale et globale, augmentant par exemple le nombre d’événements climatiques extrêmes (sécheresses, inondations, ouragans…).

Cette force de frappe sur le système Terre, qui serait principalement due aux conséquences du mode de vie occidental, a le pouvoir de perturber irrémédiablement l’ équilibre géologique sur lequel l’histoire de l’espèce humaine s’est construite. Certains chercheurs, au premier rang desquels Paul Crutzen, appellent cette période l’Anthropocène, une nouvelle période géologique qui succéderaient à l’Holocène, une période géologique particulièrement stable climatiquement, stabilité qui a été la base de la prospérité de l’humanité.

De nombreux scientifiques, chercheurs, et autres anthropocénologues proposent d’utiliser cette force de frappe pour réguler les variables géologiques à l’échelle globale, sous le contrôle (ou non) d’un système de gouvernance mondiale performant encore à développer. Pourquoi ne pas profiter des techniques qui nous permettent d’agir sur le système Terre ? Nous pourrions ainsi devenir les gardiens de la vie sur Terre, « sauver la planète » par notre science et notre technique. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz appellent ce scénario le scénario du « Bon Anthropocène ». De quels moyens techniques ces chercheurs disposent-ils ? Ils invoquent, entre autres, les outils de la géoingénierie, permettant la modification climatique à grande échelle, pour effectuer cette régulation.

Ici, nous proposerons une autre voie. Nous sommes nombreux à considérer que cette force de frappe géologique est plus dangereuse qu’émancipatrice pour l’intérêt général de la population mondiale, car elle concentre le pouvoir d’influence sur nos conditions de vie en un très petit nombre de mains. Celles qui disposent du savoir, des moyens techniques et des moyens financiers pour mettre en oeuvre cette régulation géologique mondiale.
Nous nous efforcerons, dans le cadre ce projet, à montrer les nombreuses voies de sortie de l’Anthropocène esquissées par des collectifs citoyens à travers la planète. Prônant directement ou indirectement un renoncement conscient à cette force de frappe, ces collectifs construisent des initiatives simples, abordables, souvent répliquables, qui permettent à tout un chacun de se désinvestir progressivement des rouages qui nous ont mené à développer cette puissance géologique. Vous et moi pouvons décider, demain, de leur emboîter le pas.

Pourquoi sortir ?

Mais pourquoi sortir de l’Anthropocène ? Et surtout, pourquoi en sortir par de petites initiatives sans puissance apparente ? En réalité, ces initiatives portent un pouvoir transformationnel important, surtout si on comprend en quoi elles sont interconnectées, en quoi elles sont le germe d’une société juste et conviviale, qui s’inscrit dans les limites écologiques. Elle forment une réponse beaucoup plus sage et raisonnée que de jouer avec des techniques hasardeuses pour tenter de contrôler un système ultra-complexe, la Biosphère, que l’on est très loin de comprendre dans son intégralité.

Ces initiatives s’opposent notamment au scénario de la « régulation globale » par plusieurs propriétés.
1) La réversibilité: alors que la diffusion à grande échelle de particules réfléchissantes dans l’atmosphère (une des solutions proposées par la géoingénierie) ne laisse aucune marge de manoeuvre pour faire marche arrière, l’abandon d’un bac de culture, le démontage d’une éolienne auto-construite ou même le démantèlement d’un réseau d’échange d’objets semble beaucoup plus simple.
2) L’inclusion: chacun peut prendre part à ces initiatives, qui sont le plus souvent ouvertes, ou répliquables. Chacun peut donc directement contribuer à l’expérimentation par le développement de ses initiatives, et ainsi participer à l’exploration collective des voies qui pourraient nous permettre de sortir de la poudrière de l’Anthropocène.
3) L’émancipation: la plupart des initiatives présentées ici tentent de sortir de la logique de domination qui nous a mené à l’Anthropocène. Il n’est pas nécessaire de faire des investissements massifs. Les connaissances, modèles et objets développés par ces citoyens sont pour la plupart libres et ouverts, permettant la réplication des initiatives prometteuses. Enfin, et c’est peut-être le plus important, les citoyens qui contribuent à ces initiatives expérimentent par la même occasion des modes de vies plus proches de ceux auxquels ils aspirent.
4) La circonscription: la plupart de ces initiatives n’impactent pas sévèrement le mode de vie de ceux qui n’y adhèrent pas. Chacun est libre de s’engager ou non dans ces voies post-Anthropocène, et s’y engager n’implique pas d’y engager des citoyens non-consentants. Ces initiatives n’ont pas de visée hégémonique.

Ces quatre propriétés font de ces voies citoyennes de sortie de l’Anthropocène un projet beaucoup plus démocratique, beaucoup plus respectueux des libertés, que ceux proposés par le scénario du « Bon Anthropocène ».

Trois exemples d’initiatives

Pour mieux comprendre en quoi consistent ces initiatives, voilà trois exemples. Ils ne sont évidemment pas représentatifs de l’étendue des expérimentations actuellement menées tout autour de la planète, mais ils présentent déjà un peu la diversité des voies engagées.

1) Le jardin forêt des Fraternités Ouvrières

La forêt nourricière des Fraternités Ouvrières, situé à Mouscron, en Belgique, recense près de 6’000 espèces, dont 3’000 végétales, sur 1’500 mètres carrés. « Le seul problème que nous avons, c’est de réussir à tout manger » dit Gilbert Cardon, qui a initié ce jardin un peu particulier il y a quarante ans.
La spécificité de ce jardin est qu’il fonctionne comme une forêt. Les végétaux présents se répartissent sur les sept couches végétales de la forêt, du légume racine à l’arbre. La plupart des végétaux qui poussent dans le jardin sont utiles à l’homme. Il y a principalement des plantes comestibles ou médicinales, d’autres produisent des matériaux ou fibres utiles à la fabrication d’objets.

    Comment cette initiative contribue-t-elle à la sortie de l’Anthropocène ?

On ne compte pas les bienfaits de cette initiative exemplaire. La reconstruction écologique, permettant entre autres le stockage de carbone, la rétention d’eau, la revitalisation du sol, est alliée ici à la production alimentaire et à la production de matériaux de fabrication, le tout dans le respect des limites écologiques. La production est donc directement ré-intégrée dans les cycles biogéochimiques des écosystèmes environnants. La santé de cet écosystème impacte directement la capacité de production, on sort donc ici de l’opposition « dégradation des écosystèmes » contre « bonne capacité de production ».
Le fait de développer un écosystème forestier n’est pas anodin. En effet, lorsqu’ils ne sont pas impactés par les activités humaines, les écosystèmes d’Europe occidentale tendent vers un écosystème forestier. Le fait de s’appuyer sur la dynamique existante de l’écosystème permet de limiter le travail nécessaire pour produire une certaine quantité de nourriture ou de matériaux. Ainsi, la forêt nourricière ne nécessite pas beaucoup plus de travail que la récolte elle-même. Il n’y a, par exemple, pas de travail du sol, ce qui préserve sa fertilité. Les nombreuses espèces en présence collaborent pour se rendre mutuellement des services que le jardinier doit habituellement prendre en charge.
Ainsi, cette initiative contribue à la sortie de l’Anthropocène en montrant qu’il est possible de produire des quantités importantes de nourriture et de matériaux sur une petite surface, avec un investissement humain modéré, tout en favorisant la biodiversité, en stockant du carbone, et en reconstruisant des écosystèmes sains et stables, plus à même de résister aux perturbations du changement climatique. La seule variable à laquelle il faut prendre garde: le temps. Développer un tel jardin ne se fait pas en un jour.

2) Tripalium

Tripalium est une association formant à l’auto-construction de petites éoliennes de type Peagott. Cette association organise des stages d’auto-construction d’éoliennes chez des citoyens souhaitant en installer une. Le stage permet ainsi à des volontaires d’être formés par des membres expérimentés de l’association, et de venir d’élargir l’équipe de formateurs pour diffuser le savoir-faire plus loin.

    Comment cette initiative contribue-t-elle à la sortie de l’Anthropocène ?

Les petites éoliennes de type Peagott sont un bon exemple de technologie post-Anthropocène. Elles permettent la production d’électricité à l’échelle ultra locale, avec un impact négligeable sur le fonctionnement des écosystèmes dans lesquels elle est placée. Ces éoliennes sont construites en bois, limitant ainsi la quantité de matériaux non-renouvelables nécessaire à leur construction.
Tripalium permet la diffusion citoyenne d’un objet technique au service de la sortie de l’Anthropocène, ainsi que du savoir-faire de fabrication lui-même. La communauté croissante de personnes dépositaires de ce savoir-faire permet ainsi une diffusion exponentielle de l’objet technique lui-même. C’est un modèle très efficace de diffusion des technologies citoyennes post-Anthropocène.
Au delà de la diffusion, il serait également intéressant de voir comment pousser plus loin la conception du modèle, en réduisant les besoins en matériaux non-renouvelables et techniques. L’idéal serait de pouvoir construire ces éoliennes à partir de matériaux exclusivement locaux, en minimisant la nécessité de matériaux industriels récupérés.

3) Freecycle

Freecycle est un site internet permettant à chacun de diffuser une annonce présentant des objets dont il souhaite se séparer en les donnant gratuitement.

    Comment cette initiative contribue-t-elle à la sortie de l’Anthropocène ?

Freecycle permet d’augmenter la durée de vie des objets, limitant ainsi la demande pour la production de nouveaux objets de même type. Freecycle permet ainsi de ralentir l’extraction de ressources « vierge » utilisées pour la production de nouveaux objets. Freecycle permet aussi de diminuer l’impact écologique du traitement des déchets de l’objet jeté, ou encore de diminuer les pertes de matière et d’énergie liées au recyclage des matériaux d’objets qui seraient, de surcroît, encore fonctionnels.
Au delà de ces conséquences purement techniques, Freecycle crée du lien à l’échelle d’un territoire donné, les dons d’objets ayant principalement lieu localement. Elle lance également la boucle vertueuse de l’économie du don, où le plaisir de recevoir induit le plaisir d’offrir, et vice versa. Elle ré-institue des pratiques d’échange génératrices de bien communs, qui joueront un rôle clef dans la sortie de l’Anthropocène.

Interconnecter les initiatives

L’objectif de ce projet est de proposer une carte qui représente le plus grand nombre de ces initiatives. Elles sont parfois peu connues, rarement présentées côte à côte, encore moins souvent interconnectées. Collectivement, elles offrent pourtant un potentiel de transformation qui pourrait s’avérer très important, mais qui dépend (c’est aussi leur force) du bien-vouloir des citoyens.

L’objectif de cette carte est clair: faire connaître les voies existantes et praticables de sortie de l’Anthropocène à ceux qui la souhaitent. En les présentant de façon interconnectées, et en montrant en quoi elles marchent toutes dans la direction de la sortie de l’Anthropocène et d’une société plus autonome, cette carte vise à montrer qu’un autre scénario que celui du « Bon Anthropocène » est possible. Cette carte a pour objectif de montrer que les premiers pas vers ce scénario de sortie sont faciles, et que toute personne qui souhaite le mettre en place peut commencer demain.

Et si, par miracle, un système de gouvernance mondiale arrivait, sous la houlette de scientifiques compétents et intègres, à réguler le climat par des moyens sûrs et préservait (ou augmentait) les libertés de l’intégralité de la population mondiale, alors nous ne serions que plus heureux. Plus heureux d’avoir fait évoluer notre mode de vie vers un vivre ensemble plus harmonieux, dans un cadre plus enrichissant.

Je vous attends pour la suite !

Les quatre premiers jours de travail ont permis de faire quelques montages, et de proposer trois premières ébauches de carte.

  • Une première ébauche présente quelques initiatives, classées par thèmes.
Ebauche 1
  • Un seconde ébauche présente l’interconnexion des initiatives par rapport à des actions plus larges, comme « créer du lien social », ou « subvenir à nos besoins dans les limites écologiques. »
Ebauche 2
  • Une troisième ébauche représente le raisonnement qui fait le lien entre la sortie de l’Anthropocène, et les actions comme « créer du lien social », ou « subvenir à nos besoins dans les limites écologiques. »
Ebauche 3

Le travail présenté ici est un travail en cours, qui continuera au mois d’avril. Lors de la prochaine session:
– D’autres initiatives seront ajoutées à la carte.
– Chaque initiative sera accompagnée d’une brève description, du raisonnement qui a mené à l’intégrer comme initiative pertinente pour la sortie de l’Anthropocène, et de références permettant d’approfondir les recherches sur le sujet et de participer à l’initiative si on le souhaite.
– La conception visuelle et interactive sera effectuée.

En avril, le travail de conception de cette carte sera ouvert au public. Je serai présent:
– à Plateforme C, le jeudi 16 avril, de 17h à 21h, pendant l’Open Atelier.
– au Lieu Unique, du vendredi 18 avril au mardi 21 avril, aux côté des autres workshops et ateliers.

Vous êtes les bienvenus pour une simple présentation de la carte, ou pour discuter de l’Anthropocène, des pensées et sentiments que cette nouvelle période provoque, et de la façon dont on peut se positionner en tant que citoyen face aux conséquences de cette situation, du souhait d’y rester, ou d’en sortir. Je serai ravi d’avoir votre avis et de discuter avec vous pendant ces quelques jours.

En tant qu’ingénieur, je souhaite également, autant que possible, mettre mes compétences au service des initiatives citoyennes porteuses d’autonomie. Si vous vous sentez concernés par cet offre, n’hésitez pas à venir en parler pendant ces quelques jours, ou à me contacter. Nous pourrons étudier ensemble comment je pourrais vous apporter mon aide.

Michka Melo – 3 avril 2015